Artistes et Créatifs/Artistas e Criativos/Artists and Creatives/Artistas y Creativos

2/27/2007

LES CANDIDATS À LA PRÉSIDENTIELLE NOUS PARLENT (ENFIN) DE CULTURE

Patrimoine, création, rôle de l’école : sur l’essentiel, les candidats s’accordent. Mais ont-ils des projets singuliers ? Récit de six rencontres.

Nous étions partis pour une très officielle série d’interviews des candidats à la présidentielle. Et puis il y a eu cet entretien détonnant avec Jean-Marie Le Pen dans sa maison de Montretout, cette rencontre avec Ségolène Royal dans son bureau de l’Assemblée nationale, qui vira aigre, tourna court... avant qu’elle ne revienne nous voir à Télérama. Ces mul­tiples désistements de François Bayrou. Et ce petit déjeuner survolté avec Nicolas Sarkozy au ministère de l’Intérieur... Des instantanés savoureux qui, nous a-t-il semblé, en disent autant sur les candidats que leur discours officiel.

  1. Lundi 22 janvier. 14 heures. Marie-George Buffet.
    Siège du Parti communiste, l’immuable soucoupe de la place du Colonel-Fabien. Souriante, simple, mais quand même accompagnée de son attaché de presse, Marie-George Buffet explique pendant trois quarts d’heure que l’Etat – ça n’étonnera personne – doit donner plus d’argent aux artistes, ne pas laisser la culture aux mains des marchands, etc.
  2. Mardi 23 janvier. 10h30. Jean-Marie Le Pen.
    Au fond d’un parc privé, un portail imposant, une maison cossue, des molosses et un jeune homme en costard qui vous emmène « dans le bureau du président ». Vue sur tout Paris, bric-à-brac de pin’s, bustes de Jeanne d’Arc et photos de bateaux…Sur la table, Au cœur de nos régions, de Jean-Pierre Pernaut, et un magné­tophone : « J’enregistre mes entretiens, ça m’a déjà permis de faire condamner des journalistes », explique Jean-Marie Le Pen, pantalon gris, chemise bleue et cravate à pois. Le candidat n’a pas spécialement préparé l’interview. Agir en matière de culture, dit-il, c’est avant tout protéger le patrimoine, apprendre le chant à l’école. Pour le reste, Internet, les droits d’auteur, les intermittents... il n’est pas très sûr de la ligne. La culture, il pratique. Mais pas le cinéma : « Trop dangereux : “ils” s‘appellent sur leurs portables et m’attendent à cinquante à la sortie. » Plutôt des films d’action à la télé, des émissions, « quand les filles ont de beaux seins et de longues jambes », et « des programmes sur les animaux ». L’art moderne, « Klein faisant rouler des femmes dans la peinture », ça le laisse aussi perplexe qu’hilare. Son truc, c’est plutôt le classique, « entre Beethoven et le rap, y a photo », et, si on en croit sa bibliothèque, l’histoire : les Waffen SS, les marines, l’Indochine... Sur sa platine, une version jazz de La Marseillaise. Dans sa discothèque, des dizaines de 33 tours produits par son ancienne maison de disques. Beaucoup de musique militaire : « De manière inexplicable, ça me met les larmes aux yeux. » Et, surtout, Jean-Marie Le Pen connaît « plus de mille chansons ». Tellement content de nous les chanter, pendant ces deux heures, qu’il en oublie ses invités pour le déjeuner. En partant, il nous fait admirer, dans son salon, un portrait de lui en pied, chemise blanche bouffante et longues cuissardes, regardant le lointain (l’avenir ?) avec une longue-vue : « Moi, en corsaire. Pas mal, hein ? »
  3. Même jour, à 14h30. Ségolène Royal, acte 1.
    Assemblée nationale. Sur un bureau, un fascicule, « Réussir un débat participatif », une pile de livres d’où dépasse un Ushuaïa. La députée candidate arrive, sourire et maquillage forcés, façon plateau de télé : « C’est pour quoi ? Pour qui ? » S’inquiète : « Mais vous n’avez pas envoyé vos questions avant ? » Prévient : « Je n’ai pas beaucoup de temps, je dois me recueillir sur la dépouille de l’abbé Pierre. » Propose : « On m’a fait une note, je vais vous la donner. » Pas de chance, le journaliste veut son avis à elle, pas celui de ses conseillers. Son directeur de cabinet s’insurge : « Mais il y a trop de questions ! » Ségolène Royal arrache la feuille des mains de l’émissaire de Télérama : « De quoi avez-vous peur ? », proteste celui-ci. « Quand on est candidate à la présidence de la République, on n’a peur de rien », réplique-t-elle. Elle n’a pas peur, donc, mais pas de temps... « Revoyons-nous. » Serrage de mains. Sourire.
  4. Mardi 30 janvier. 10h30. Dominique Voynet.
    Pour masquer les « horribles murs oranges » de son QG, dans l’Est parisien, la candidate a accroché des tableaux personnels et des photos de sa fille. Malade et affable, en pantalon et chaussettes avec petits chats, elle nous reçoit seule autour d’une table ronde, pot de fleurs et bloc de papier recyclable. Elle dit n’avoir pas eu le temps de regarder les notes de ses collaborateurs, mais aime les mangas, adore « David Lynch, Cassavetes et le Wenders des débuts », télécharge de la musique sur son iPod, regarde Six Feet under sur DVD, est abonnée à Télérama. Bref, la culture, ça l’intéresse. Réformer le système des intermittents, ne pas pénaliser le téléchargement sur Internet mais taxer les opérateurs, « éradiquer » la publicité des chaînes publiques... elle a plein d’idées. « Vous ne m’avez pas posé de questions sur la culture et l’Europe ? » Tiens, c’est vrai. Après deux heures d’entretien-fleuve, on lui demande les notes de ses conseillers. C’était pour rire. Mais elle accepte.
  5. Vendredi 2 février. 11h45. Ségolène Royal, acte 2.
    Après le premier entretien, la rumeur a fait le tour de Paris. Et prend des dimensions grotesques. On entend que « Ségolène a déchiré les notes » du journaliste de Télérama. Mieux : « elle l’a giflé ! » Il nous revient aussi que Sarkozy et Bayrou ont réussi leurs interviews, ce qui nous fait plaisir, vu que nous ne sommes pas encore parvenus à les rencontrer.Les collaborateurs de Ségolène Royal ont demandé une seconde chance. La candidate arrive à la rédac­tion de Télérama avec deux voitures, une poignée de collaborateurs, une veste rose bonbon, le même maquillage « télé » que la première fois et son sourire. Fait consciencieusement le tour des bureaux, serre toutes les mains, s’assoit, tendue. « Je n’ai pas forcément réponse à tout », prévient-elle. Elle n’ouvre pas le dossier vert posé devant elle pour parler de sa priorité : la démocratisation de l’accès à la culture, « qui empêche le repli sur soi, le racisme, les violences ». Développer la pratique artistique à l’école, décentraliser, instaurer la gratuité des musées... Et tout ça ne coûte pas cher « puisque la culture produit de la valeur ajoutée, économique, sociale, environnementale ». La candidate s’applique à articuler, n’aime pas qu’on l’interrompe, bloque d’un coup quand on aborde ses goûts culturels. Elle regarde ses conseillers : « je ne sais pas si j’ai envie de répondre sur mes pratiques personnelles. Je ne veux pas d’exhibitionnisme. » On lui dit qu’elle accepte bien de poser dans Paris Match. « Les photos, c’est moins intime. Je suis candidate, ma parole a du poids. Je vais réfléchir. » Elle se lève. Ne demande pas de relire ses déclarations. Dans la rue, les lycéens, avec leurs téléphones portables, photographient son sourire.
  6. Samedi 3 février. 8 heures. Nicolas Sarkozy.
    On devait se voir à son QG, ce sera au ministère de l’Intérieur, pour un petit déjeuner. C’est plus pratique : il habite sur place. Il arrive frais rasé, dans le salon avec vue sur jardin, veste bleue, pantalon gris, chemise blanche ouverte, chaîne en or avec croix. Survolté, déjà. Il balance ses idées à la mitraillette ­– veut plus de culture à la télé, plus de privé dans la culture, de vrais campus pour ­chaque université –, beurre sa tartine, gigote sur sa chaise, apostrophe ses collaborateurs, avale un Advil, nous ­coupe, nous attrape le bras, boit son café, s’enthousiasme... On lui dit que ça va coûter cher, tout ça. « C’est la médiocrité qui coûte cher, le renon­cement ! » Il a réponse à tout, il démontre tout : « La chanson est un art majeur , et je vais vous le prouver. » La chanson, sa passion : Johnny, bien sûr, « quarante ans de bonheur », mais aussi « les Québécois : Céline Dion, Garou... », mais aussi, « je vais vous étonner », Raphaël, Corneille : « Quand il chante, on sent que ça vient vraiment de loin. » Côté littérature, il aime Louis Ferdinand Céline et Albert Cohen, vient de lire Les Bienveillantes, de Jonathan Littell. Entièrement ? « Jusqu’à la dernière ligne, et ça m’a donné envie de lire ­Kaputt » (de Malaparte). On y croit à moitié. Piqué au vif, il saute sur son sac de voyage, fouille dans ses chaussettes et en ressort le livre, triomphant : « Ah ! ça, vous ne l’aviez prévu, hein ? », ­hilare, le pouce pointé vers le bas. Et toc. C’est l’heure. Un huissier apporte un mot ­urgent. « Je dois partir. » Il est déjà parti. Il relira, lui, ses citations (qu’il amendera à peine). « Et alors, avec ­Ségo, que s’est-il ­passé ? » souffle son responsable de communication.
  7. Mardi 6 février. 12 heures. François Bayrou.
    Il a décommandé le rendez-vous deux fois. Nous aussi, une fois, ce qui l’a énervé : « Mais moi, je ne serai pas aussi mauvais que Ségolène Royal », a-t-il lancé bizarrement au ­télé­­phone, faisant sans doute référence à la rumeur... On s’est enfin retrouvé dans son QG de campagne, un hôtel particulier au cœur de Paris : odeur de peinture, décor résolument design, mobilier transparent, écran plat, tulipes et stylos orange : la couleur de sa campagne. De grandes photos du candidat, partout. Et lui, seul, ostensiblement force tranquille – et souriante –, prêt à nous donner « le temps qu’il faut » (ce sera une heure trente), en nous prévenant d’emblée qu’il voudra relire ses propos (il les modifiera très peu). Agrégé de lettres, auteur de livres d’histoire à succès, déclamateur occasionnel de Saint-John Perse et d’Aragon, explique être un « béotien » en matière de culture. Le Béarnais d’origine paysanne, candidat de la troisième voie, fustigeur de l’ordre installé, triture, pendant tout l’entretien, le fil du magnétophone et celui d’une même pensée : il faut repasser un contrat entre le monde culturel et la nation. La culture, kidnappée par un cercle d’initiés, doit être rendue « au peuple ». Un peuple qui l’a apparemment bien compris, vu les cadeaux qu’il lui envoie : dans son placard, deux beaux tracteurs
    miniatures.
  8. Mercredi 7 février. 11 heures. Ségolène Royal, acte 3.
    Elle devait réfléchir. On a rappelé pour obtenir par fax ses goûts culturels : « Ça arrive... On attend encore un renseignement de quelqu’un. » De la candidate ? Le fax, intitulé « Emission Télérama », dévoile une pratique savamment dosée : la candidate a écouté Bach, mais aussi Diam’s. Elle a lu Victor Hugo, mais aussi Fred Vargas. Vu un spectacle de hip-hop, mais aussi un opéra. Ne déteste aucun ­livre, aime « tout le cinéma français », ne télécharge pas de ­musique et ne détruirait aucun monument si on lui en donnait la possibilité : « La fonction d’un ­pré­­­­­­si­dent de la République, c’est de se por­ter garant de la protec­tion du ­patrimoine historique et ­culturel. » .


Emmanuelle Anizon

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